13

— Je suis raisonnablement sûr de pouvoir compter sur quarante-huit heures au maximum et vingt-quatre au minimum, déclara Jason Taverner au milieu du salon de l’appartement princier de Ruth, récemment construit dans le Fireflash District de Las Vegas. Donc, je ne suis pas obligé de partir tout de suite.

Et si notre nouveau principe révolutionnaire est exact, ajouta Jason dans son for intérieur, ce postulat modifiera la situation à mon avantage. Je serai en sécurité, la théorie transforme…

— Je suis contente, dit Ruth mélancoliquement, que tu puisses demeurer ici avec moi de façon civilisée, de sorte que nous discutions ensemble un peu plus longuement. Veux-tu encore quelque chose à boire ? Un scotch-coca peut-être ?

La théorie transforme la réalité qu’elle décrit.

— Non, répondit Jason en arpentant le somptueux living, foulant aux pieds le tapis représentant en broderies d’or l’ascension céleste de Richard Nixon tandis que chantaient joyeusement les anges et que s’élevaient les gémissements des damnés. Devant la porte, il marcha sur le Père Éternel qui, souriant d’un sourire épanoui, accueillait Son second fils unique en Son sein. Jason écoutait…

Il ne savait quoi. Peut-être l’absence de sons. Pas même le murmure d’une télé, pas un piétinement dans l’appartement du dessus. Pas même un pornodisque passant quelque part sur une chaîne hi-fi.

— Les cloisons me paraissent rudement épaisses, dit-il à Ruth.

— Je n’entends jamais rien.

— Tu n’as pas l’impression de quelque chose de bizarre ? Quelque chose qui sort de l’ordinaire ?

Elle secoua la tête :

— Non.

— Espèce d’abrutie ! s’exclama-t-il sauvagement. (Abasourdie, Ruth le regarda, bouche bée.) Ils me tiennent, grinça-t-il. Je le sais, maintenant, ici. Dans cette pièce.

On sonna à la porte.

— Faisons comme si de rien n’était, balbutia Ruth avec affolement. Je veux seulement rester avec toi et discuter des choses merveilleuses que tu as connues dans la vie. De ce que tu veux accomplir et n’as pas encore accompli. (Sa voix s’éteignit tandis qu’il se dirigeait vers la porte.) C’est sans doute le voisin du dessus. Il m’emprunte tout le temps des choses. Des choses invraisemblables. Les deux cinquièmes d’un oignon, par exemple.

Jason ouvrit la porte et trois pols en uniforme gris s’encastrèrent dans l’entrée, radiants et matraques braqués sur lui.

— Monsieur Taverner ? demanda celui qui portait des galons.

— Oui.

— Vous êtes placé sous garde à vue pour votre protection et dans votre propre intérêt. L’ordre est immédiatement exécutoire. Aussi, je vous prie de nous suivre, de ne pas vous retourner et de rester en permanence physiquement en contact avec nous. Si vous avez des affaires à prendre, on ira les chercher plus tard et elles vous seront remises là où vous vous trouverez.

— Bon.

Jason s’en moquait éperdument.

Derrière lui, Ruth Rae poussa un cri étouffé.

— Vous aussi, mademoiselle, dit le galonné en agitant sa matraque dans sa direction.

— Puis-je prendre mon manteau ? demanda-t-elle timidement.

— Venez.

Le pol, passant devant Jason, s’approcha de Ruth, l’empoigna par le bras et la poussa hors de l’appartement.

— Fais ce qu’il te dit, lui conseilla Jason sur un ton brusque.

Ruth renifla.

— Ils vont m’envoyer dans un camp de travail.

— Non, ils vont probablement te tuer.

— Vous êtes vraiment un chic type, laissa tomber l’un des pols – sans galon – tandis que ses compagnons et lui entraînaient leurs prisonniers au rez-de-chaussée par l’escalier en fer forgé.

Un fourgon de police était garé sur une place de parking. Plusieurs pols, tenant leurs armes d’une main négligente, déambulaient paresseusement autour du véhicule. Ils avaient l’air apathique et paraissaient s’ennuyer ferme.

— Montrez-moi vos papiers, dit le galonné à Jason en tendant la main.

— J’ai un sauf-conduit valable sept jours.

D’une main tremblante, il le sortit de sa poche.

L’officier examina attentivement le document.

— Vous reconnaissez librement et spontanément être Jason Taverner ?

— Oui.

Deux pols le fouillèrent diligemment pour s’assurer qu’il n’était pas armé. Jason se laissa faire sans mot dire, toujours aussi indifférent. Il regrettait seulement de façon vague de ne pas avoir fait ce qu’il aurait dû faire : partir. Quitter Las Vegas. Aller n’importe où.

— Monsieur Taverner, reprit l’officier, la police de Los Angeles nous a requis pour vous placer sous garde à vue dans l’intérêt de votre sécurité et de vous conduire avec les précautions d’usage à l’Académie de police. Nous allons maintenant nous y rendre. Avez-vous une protestation à formuler sur la manière dont vous avez été traité ?

— Non. Pas encore.

— Veuillez monter à l’arrière du fourgon, conclut l’officier pol en désignant les portes béantes de l’aéromobile.

Jason obéit. Les portes claquèrent. Serrée contre lui, Ruth pleurnichait dans l’obscurité. Jason la prit par les épaules et l’embrassa sur le front.

— Qu’est-ce que tu as fait pour qu’ils veuillent nous tuer ? geignit Ruth de sa voix éraillée par le bourbon.

— Il n’est pas question de vous liquider, mademoiselle, objecta le pol qui les rejoignit à l’arrière en passant par la cabine du chauffeur. Nous vous ramenons à L.A., c’est tout. Calmez-vous.

— Je n’aime pas Los Angeles, larmoya Ruth. Il y a des années que je n’y ai pas mis les pieds. Je déteste Los Angeles ! (Elle jeta des regards autour d’elle.)

— Moi aussi, dit le pol qui referma la porte séparant la cabine de la partie arrière du véhicule. (Il glissa la clé dans une fente à l’intention de ses camarades.) Mais il faut se faire une raison.

— Ils vont sûrement fouiller mon appartement, gémit Ruth. Tout saisir et tout casser.

— Sans aucun doute, approuva Jason d’une voix sans timbre. (Maintenant, il avait mal à la tête et envie de dormir. Et il était fatigué.) Auprès de qui nous amenez-vous ? De l’inspecteur McNulty ?

— Sûrement pas, répondit le pol sur le ton de la conversation tandis que l’aéromobile décollait bruyamment. Les buveurs de liqueurs fortes t’ont mis en chansons et ceux qui sont assis à la porte parlent de toi. Et, d’après eux, le général de police Felix Buckman veut vous interroger. C’était le psaume 69, expliqua le pol. Car je suis avec vous comme témoin de Jéhovah ressuscité qui en cet instant même crée de nouveaux cieux et une nouvelle Terre, et on ne se rappellera plus les choses passées, elles ne reviendront plus ni à l’esprit ni au cœur. Esaïe, 65,13,17.

— Un général de police ? répéta Jason avec ahurissement.

— C’est ce qu’on dit, répondit obligeamment le jeune Jésus-freak. Je ne sais pas ce que vous avez fait mais vous ne l’avez pas loupé.

Ruth sanglotait dans les ténèbres.

— Toute chair est semblable à l’herbe, psalmodia le Jésus-freak. Au hasch de mauvaise qualité, plus exactement. Un enfant nous est né, un coup nous est porté. Le bossu sera redressé et celui qui se tient droit aura un fardeau à porter.

— Avez-vous un joint ? demanda Jason au pol.

— Non, je suis à sec. (Le Jésus-freak tapota sur la cloison de séparation.) Eh, Ralf, tu peux filer un joint au frère ?

— Tiens.

Une main prolongée par un bras recouvert d’une manche grise apparut, tendant un paquet de Goldies avachi.

— Merci, dit Jason en craquant une allumette. Tu en veux un, Ruth ?

— Je veux Bob, pleurnicha-t-elle. Je veux mon mari.

Jason se recroquevilla sur lui-même, fumant et méditant en silence.

— Ne perdez pas espoir, l’exhorta le Jésus-freak coincé à côté de lui dans la pénombre.

— Pourquoi pas ?

— Les camps de travail ne sont pas si terribles. On nous en a fait visiter un dans le cadre de l’Orientation de Base. Il y a des douches, des lits avec des matelas et des distractions telles que le volley-ball, les arts et l’artisanat… On fabrique des bougies, par exemple. À la main. Votre famille a le droit de vous envoyer des colis et vous pouvez recevoir une fois par mois la visite de parents ou d’amis. Et on est autorisé à pratiquer le culte de son choix.

— Le culte de mon choix, c’est la liberté, rétorqua sardoniquement Jason.

Le silence retomba, seulement brisé par le bruyant ferraillement du moteur et les sanglots de Ruth.

 

Coulez mes larmes, dit le policier
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